jeudi 16 mai 2013

TRANSFERT DES CONNAISSANCES : UN DÉFI ORGANISATIONNEL

Pour ceux qui s'intéressent aux transferts des connaissances dans une étape de changement organisationnelle seront fortement intéressés à cette thèse de doctorat en administration de Julie Béliveau à l'université de Sherbrooke : « Le rôle des cadres intermédiaires dans le transfert d’une approche humaniste de gestion, de soins et de services : une étude multi-cas au Centre de réadaptation Estrie ».

Elle fournit des pistes de conditions de possibilité au succès d'un tel projet tout en rejoignant la vision d'éthique organisationnelle que promeut ce blogue.


http://www.usherbrooke.ca/ceot/fileadmin/sites/ceot/documents/Publications/Memoires_et_theses/these_juliebeliveau.pdf

lundi 18 février 2013

ÉTHIQUE DES MÉDIAS, cas tiré du journal Le Devoir


Introduction

Lorsque nous entendons parler d'éthique, nous comprenons généralement qu'il s'agit de valeurs, de recherche de sens. En fait, je suis porté à croire que chaque personne, peu importe son origine sur la planète, ressent des aspirations de «vie bonne» et de recherche du «Bien». C'est l'interprétation de la «vie bonne» et de la recherche du «Bien» qui diffère selon les personnes. La culture de chaque société , tissée avec les expériences particulières personnelles, se traduit par ce qu'on appelle la subjectivité. C'est la raison pour laquelle, dans le but de dépasser les subjectivités, le discours de l'éthique appliquée, que j'utilise, recherche une prise de décision qui créera une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes qui seront touchées par l'action décidée.

Contexte de la situation

Je suis abonné au journal "Le Devoir". En regardant l'édition électronique du 16 février 2013, je vois dans la colonne de droite "En vedette, Jacques Parizeau en entrevue au Devoir"

Comme le sujet m'intéresse, je clique sur le lien et je retrouve:

Jacques Parizeau en entrevue au Devoir
15 février 2013 23h25 | Alexandre Shields | Éducation

Avec, sous la photo de Jacques Parizeau, le texte suivant:

"L’entrevue accordée au Devoir par l’ex premier ministre Jacques Parizeau et publiée le 12 février a suscité un vif intérêt. Pour nourrir la réflexion, nous livrons ici le compte-rendu complet de cet entretien portant sur l’enseignement supérieur."

En lisant ce compte rendu complet de l'entretien, je remarque un ajout important de ce qui avait déjà été publié le 12 février dernier:

À la question du journaliste:

"Existe-t-il certaines conditions, en matière de fonctionnement des universités, à considérer si l'on choisit la gratuité scolaire ?"

Jacques Parizeau répond:

"Si l'on allait vers la gratuité, c’est-à-dire en contradiction avec ce qui se fait sur le continent, mais aussi dans plusieurs pays d’Europe, ça implique une redéfinition des universités. Il faudrait des examens d’entrée. Il faut éviter ce que la gratuité entraîne.

Quand je me suis inscrit à la faculté de droit, à Paris, dans les années 50, j’ai payé 8 $. J’étais au doctorat, donc il y avait un peu moins de monde. En première année de licence, il y avait 4000 inscrits. La plus grande salle de la faculté de droit avait 200 places. Il y avait beaucoup de gens qui s’inscrivaient pour prendre une chance. Il y avait un abattage terrible dès la première année. À la fin, il restait 400 inscrits.

Aux HEC, quand j’étais professeur, on a ouvert les vannes. En première de bac, on avait 900 étudiants. Aux examens de décembre, il y avait un abattage terrible. Il en partait 300. Il y avait une foule de professeurs qui enseignaient à des coulés virtuels. Donc, s’il y a la gratuité, il y a un resserrement à faire. Il faut changer un peu la structure. L’Université de Montréal, en ouvrant toutes grandes ses portes, est rendue à 76 000 étudiants. C’est trois fois Harvard. Si on va vers la gratuité, il faudra repenser nos modèles d’université. Il faudrait notamment consolider les études longues, qui vont du baccalauréat au doctorat."

La réponse de Jacques Parizeau implique alors un contingentement des places disponibles dans les différentes facultés ce qui enlève, alors, un poids énorme sur les incidences financières.

Avoir eu connaissance, de cette question et réponse dans l'article du 12 février, aurait passablement changé mon opinion dans ma façon de percevoir une avenue de la gratuité scolaire et aurait changé ma perception, que m'a donnée cet article, de Jacques Parizeau lui-même. D'ailleurs, d'autres personnes ont peut-être eu le même genre de mauvaise perception; dans deux titres du journal, la même journée, nous retrouvons:

"Le pavé
12 février 2013 | Michel David | Québec", http://www.ledevoir.com/politique/quebec/370697/le-pave

"Gratuité scolaire: les ministres péquistes banalisent la sortie de Parizeau

Je ne suis pas certain que, si l'article avait été complet dès le départ,  on aurait titré un "Pavé" et pas certain, non plus, que les ministres péquistes auraient eu à banaliser la sortie de Jacques Parizeau.

Probablement devant la crédibilité et le sérieux de la réputation du journal Le Devoir, cet article du 12 février a été repris par beaucoup de médias sans que l'on ait vérifié si l'article était complet:






D'ailleurs, le 16 février, à la suite de la parution du texte complet, paraissait au journal Le Devoir, un article de Robert Dutrisac ajoute, justement, un bémol à cette gratuité scolaire qui ira jusqu'à faire grimacer Françoise David:

"De son côté, Jacques Parizeau a réussi, dans une entrevue accordée au Devoir, à donner de la crédibilité à l’idée de la gratuité. Les étudiants qui se battent pour la gratuité « ne sont pas hors-norme, ils ne sont pas hors d’ordre ». Mais l’ancien premier ministre a ajouté que la gratuité impliquerait « une redéfinition des universités » et l’imposition d’examens d’entrée. Au Journal de Québec, la présidente du réseau de l’Université du Québec, Sylvie Beauchamp, abonde dans le même sens. Dans un pays comme la Finlande, où l’université est gratuite, 90 000 candidats passent des examens d’entrée et le tiers seulement est admis. Sans compter que dans les grandes écoles françaises, par exemple, les étudiants issus des classes riches se paient une année de préparation et sont ainsi favorisés.

À la perspective d’un contingentement accru, Françoise David, tenante de la gratuité, grimace. Elle s’oppose aux examens d’admission et à un contingentement plus sévère qu’à l’heure actuelle." http://m.ledevoir.com/politique/quebec/371131/le-sommet-de-la-feuq

Questionnement en rapport à l'éthique appliquée à ce cas

Mon questionnement et mon malaise se situent là; avec l'impression de voir, alors, une manipulation de l'information en ayant retenu une partie déterminante de ce qu'avait dit Jacques Parizeau.

Ce qui a été publié la journée du 12 février était vrai, mais d'avoir décidé de retirer la réponse de cette question ("Existe-t-il certaines conditions, en matière de fonctionnement des universités, à considérer si l'on choisit la gratuité scolaire ?"), pénalisait la possibilité, pour le lecteur de se faire une opinion juste de la pensée de Jacques Parizeau.

Pour faire suite à l'introduction, je reprends la définition de l'éthique appliquée que j'utilise:

En rapport à une situation donnant lieu à un malaise, le travail que je consens à faire avec d'autres dans le monde, par le dialogue, afin de discerner et décider les actions en créant une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées par ces actions.

J'essaie de vérifier si l'action décidée créait une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes en cause. Alors je pose les questions suivantes:

Est-ce que, d'avoir décidé d'omettre la question "Existe-t-il certaines conditions, en matière de fonctionnement des universités, à considérer si on choisit la gratuité scolaire ?" dans l'article initial du 12 février, permettait un partage de sens pour les lecteurs, pour les ministres, pour Jacques Parizeau, pour l'ASSÉ, en fait, particulièrement, pour toutes les personnes qui ont pris position suite à l'article incomplet du 12 février?

Est-ce que les médias, qui ont repris cette nouvelle, auraient dû vérifier si l'article était complet avant de publier leurs opinions?


J'aimerais bien connaître votre opinion à ce sujet.


mardi 12 février 2013

DES FORMATIONS QUI FONT PEUR


En étant sur la page d'accueil du site LinkedIn, mon regard a été attiré par une publicité du site, à la droite de la page:



Ma curiosité ayant été émoustillée, j'ai cliqué sur le lien et je suis tombé sur une page du site "Coaching Québec" intitulé «Cours de Maître – L’Arme secrète de Milton Erickson». Continuant à lire je retiens quelques passages que je vous cite en blocs:

"Milton Erickson était reconnu pour son habileté à induire une transe hypnotique d’une telle façon que ses suggestions étaient difficiles à ne pas accepter. Tout était dans la façon dont il communiquait avec ses patients… mais personne n’avait la moindre idée de la façon dont il faisait."

"Quand vous savez comment utiliser la Série de Non-Conscience, personne ne peut vous résister… de sorte qu’il est beaucoup plus facile d’influencer les autres."

"Tout simplement parce que la Série de Non-Conscience permet de communiquer, de façon conversationnelle et, sans que personne ne s’en rende compte, directement au niveau déclencheur de l’esprit subconscient d’une personne… de sorte que, peu importe le niveau de résistance de cette personne, elle ne pourra pas s’empêcher de penser et d’agir comme vous le souhaitez… afin de l’amener dans son processus de changement…"

"TRÈS UTILE ET PUISSANTE DANS TOUS LES CONTEXTES RELATIONNELS ET D’INFLUENCE !
En management… En affaires… La Série de Non-Conscience permet de gérer les différents contextes beaucoup plus efficacement, beaucoup plus rapidement… en étant un excellent outil d’influence par une communication qui enraye la résistance… dans la mesure où l’on s’en sert avec intégrité…"

Alors, lorsque je reprends ma façon de comprendre et de voir l'éthique et l'éthique appliquée, j'avoue que je vis un grand malaise. Si je reprends la définition de l'éthique appliquée:

"En rapport à une situation donnant lieu à un malaise, le travail que je consens à faire avec d'autres dans le monde, par le dialogue, afin de discerner et décider les actions en créant une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées par ces actions"

Je pose les questions suivantes:

Pensez-vous, que les personnes qui subiront cette influence, "peu importe le niveau de résistance de cette personne, elle ne pourra pas s’empêcher de penser et d’agir comme vous le souhaitez", trouveront du sens d'être influencées de cette façon?

Pensez-vous qu'en ajoutant "dans la mesure où l’on s’en sert avec intégrité", cela rend l'approche plus éthique?

Évidemment, ma façon de concevoir l'éthique et l'éthique appliquée m'est personnelle et ne représente pas LA VÉRITÉ. Elle me correspond. Merci s'il y a des personnes qui viennent la questionner et la déranger. Cela me permettra de grandir dans ma perception comme dans ma personne.

Peut-être que j'interprète mal le texte de ce site, mais lorsque je saisis que l'on veut donner des moyens pour contrôler les autres, de les réduire en objets pour les amener à "penser et d’agir comme vous le souhaitez", j'avoue que je suis horrifié.

Imaginez le type de gestionnaire qui utilise ce type de coaching, qui nous prend pour des objets, quelles sortes de relations sera vécues dans ce milieu de travail?

En plus, savez-vous que, vous et moi, nous contribuons financièrement à ce type de formation? Voici ce que nous retrouvons sur la page d'accueil Coaching Québec:

"Nous sommes un établissement d’enseignement reconnu par Revenu Québec et accrédité par Ressources Humaines et Développement social Canada, ce qui permet à nos étudiants de bénéficier du crédit d’impôt provincial et fédéral pour frais de scolarité, d’études et de manuels scolaires."


samedi 9 février 2013

PRISONNIER DES NORMES


Le présent pamphlet voudrait favoriser une réflexion sur les normes. Je me servirai, comme point d'ancrage, d'un reportage, du 5 février 2013, dans le cadre de l'émission 18 Heures de Radio-Canada: «des délais déraisonnables». Cela concernait le vécu d'un handicapé qui s'est fait construire une rampe d'accès à sa maison. Comme il vivait seul, il ne pouvait pas attendre le délai de deux ans du programme de la Société d'Habitation du Québec. Après avoir demandé un remboursement que pour les matériaux, il se voyait refusé d'être compensé car il n'avait pas suivi les démarches prévues selon les normes en vigueur à la Société d'Habitation du Québec.




Je voudrais d'abord féliciter Monsieur John MacKay, président-directeur général de la SHQ de son courage d'avoir accepté d'être interviewer. Il n'a pas eu la "langue de bois", il n'a pas essayé de se faufiler, il s'est présenté comme un président-directeur général de la SHQ déchiré, je dirais, entre son éthique personnelle (que cela le choque, en reconnaissant que les délais sont inacceptables) et son éthique organisationnelle (en étant l'administrateur de programmes gouvernementaux gérés par des normes prescrites).

Les normes

Pourquoi faisons-nous des normes, des règles, de lois? Pourquoi, par exemple y a-t-il une règle qui interdit de courir autour d'une piscine? Vous allez me répondre spontanément pour éviter que quelqu'un se blesse. Pourquoi faire une règle qui interdit de passer sur un feu rouge avec son véhicule? Encore là, vous allez me répondre facilement: pour éviter des accidents.

Deux remarques à partir de ces deux questions:
  • 1.      Lorsque des règles, des codes, des normes, des lois sont écrits, c'est dans le but de protéger des valeurs.
  • 2.      Que lorsque nous regardons le libellé de toutes ces règles, etc., nous ne retrouvons pas la valeur qui les a initiées, nous ne retrouvons pas dans le libellé la raison d'être de ces normes, etc.

La répercussion de ceci: les règles deviennent souveraines, c'est-à-dire, causes première en elles-mêmes avec, dans le temps, la résultante: on utilise des normes en oubliant la raison première qui les ont fait naître. Nous acquérons l'habitude d'appliquer ces règles parce qu'elles sont là, sans nous poser de questions. De plus, si nous décidons de ne pas appliquer une norme, nous risquons de nous faire taper sur les doigts. Nous sommes immergés dans une culture qui nous fait dire que nous vivons dans une «société de droits».

Je ne dis pas que je suis contre toutes ces règles, normes, etc.; au contraire, elles nous sont très utiles,  nécessaires et applicables dans la très grande majorité du temps mais, ce que nous avons à remettre en perspective, c'est qu'à chaque fois qu'une situation nous fait prendre conscience que le résultat est injuste ou qu'il n'a pas de sens, nous avons la responsabilité de retourner à l'essentiel, c'est-à-dire aux valeurs. Il ne faut pas oublier que ce qui est premier ce sont les valeurs qui nous ont fait écrire les différentes règles, normes, etc.

C'est ce que je reproche à l'expression «société de droits» j'aimerais mieux «société de valeurs» protégée par des règles, normes, etc. L'éthique appliquée peut devenir un moyen pour aider à harmoniser notre culture...


lundi 4 février 2013

DÉCISIONS LORS DE DILEMMES TRAGIQUES


Il arrive des situations où il nous apparait que, peu importe la décision, nous en ressortirons perdant. Je prendrai deux exemples et nous tenterons de regarder comment l'éthique appliquée et l'éthique organisationnelle, une de ses dérivées, pourront nous aider à discerner la voie à suivre.

Bien sûr, nous ne pourrons arriver à donner des solutions, car celles-ci seront différentes et elles appartiennent à chaque personne en position de décider.

Pour débuter, je reprendrai les deux définitions qui nous serviront d'assises dans notre réflexion:

Éthique appliquée: face à une problématique, le travail que je consens à faire avec d'autres, par le dialogue, afin de discerner et décider les actions conduisant à un partage de sens pour toutes les personnes impliquées par ces actions.

Éthique organisationnelle: comme la visée, par la délibération, que se donnent tous les membres d'une organisation, afin de définir les valeurs rassembleuses donnant sens pour toutes les personnes impliquées et reflétant la mission et visions de l'entreprise.

Nous pouvons constater la parenté de ces deux définitions en ce qu'elles conduisent, toutes les deux, vers un partage de sens pour toutes les personnes impliquées.

Si nous nous approchons du vocabulaire des organisations, chaque personne en lien avec une organisation (travailleurs, gestionnaires, actionnaires, clients), sera considérée comme une partie prenante (stakeholder). L'implication de cela: chaque personne, dans les situations qui la concernent, sera consultée. Cette implication lorsqu'elle est réalisée favorisera un climat de sécurité chez les personnes qui soutiendra, du même coup, leur autonomie, leur créativité, leur énergie, leur motivation, leur responsabilité, leur vie, leur appartenance permettant de demeurer sur la voie du sens autour des valeurs explicites de l'organisation.

Premier exemple:

Lorsqu'un «manager» doit décider, pour rentrer dans son budget, s'il licencie l'employé A, le meilleur de son équipe et qui affiche un très gros salaire, ou s'il se passe des services des employés B, C & D, qui ensemble représentent un salaire global équivalent à celui de A.[1]

Lorsque le discours de l'éthique organisationnelle est appliqué dans l'organisation, le «manager» en question n'a plus à supporter seul ce problème. Comme chaque personne affectée par une décision est une partie prenante de l'ensemble, elle sera consultée. Pourquoi, alors, ne pas rencontrer toutes les personnes concernées par le dilemme pour en parler? Il y aura, à ce moment, trois pistes de solution. Les deux premières: congédier A ou congédier B. C & D. La troisième viendra peut-être de la rencontre de toutes ces personnes avec une solution originale.

Une chose est certaine, vous sortirez gagnant de ce dilemme en ce sens que toutes les personnes visées se sentiront respectées, même celle(s) qui perdra(ont), car la décision fera sens pour tous. De plus, un gain sera fait sur le sentiment d'appartenance, le dilemme ayant été traité en relation avec des personnes et non avec des objets.

Deuxième exemple:

Bien que cela ne touche pas des décisions courantes, je trouve intéressant de l'aborder, car elle met en lumière les répercussions de notre définition de l'éthique appliquée. Pour vous aider à y réfléchir, je vais vous poser trois questions.

Une personne vient d'être arrêtée après qu'elle a caché une bombe de très grande puissance qui pourrait tuer des milliers de personnes. Avons-nous le droit moral de la torturer?

Si l'on pouvait questionner les personnes qui vont mourir si la bombe éclate, pensez-vous qu'elles trouveraient du sens à ce que la personne arrêtée soit torturée?

Pensez-vous que la personne qui a posé la bombe trouve du sens à ce qu'elle ne soit pas torturée?



[1] J'ai pris cet exemple sur le site des blogues d'Olivier Schmouker: "Comment résoudre un dilemme?" C'est à la suite de cet article que j'ai décidé d'écrire ce pamphlet.



vendredi 4 janvier 2013

LA PERVERSION DU RAPPORT AU TEMPS OU «CHRONITE»

Relisant mes bonnes vieilles notes de cours, je suis tombé sur un texte de Jean-François Malherbe et je ne peux et ne veux m'empêcher de le partager en ces temps où l'économie règne sur notre monde; je cite donc une partie de "textes à discuter" du cours Religion Éthique Spiritualité de l'automne FaTEP Université de Sherbrooke, 2006.

Bonne réflexion!


La doctrine du libéralisme économique prônant la libre entreprise, la libre concurrence et le libre jeu des initiatives individuelles s’abrite, on l’a vu, derrière l’illusion que «l’argent travaille», idéologie qui joue à l’égard de cette doctrine le rôle d’un mythe fondateur. Mais il est un autre mythe fondateur du libéralisme économique: que, selon la redoutable formule attribuée à Benjamin Franklin,  «le temps, c’est de l’argent»!
On retrouve ici, sous un autre aspect, la question du prêt à intérêt. En effet, si «le temps, c’est de l’argent», c’est certes parce qu’il nous est possible d’échanger notre temps de travail contre de l’argent mais aussi parce que le temps qui passe permet au capital de «fructifier» c’est-à-dire de «rapporter de l’intérêt». Nous savons maintenant que cette façon de raconter l’histoire n’est pas la seule possible. Aristote, Épicure et Marx ont contribué à construire un autre récit – et, par conséquent, une autre intelligibilité - : «les humains conjurent leur peur de la mort en tentant d’accumuler des richesses qu’ils volent à ceux qui les produisent». Le mythe selon lequel «le temps, c’est de l’argent» confirme cependant à sa manière le second récit puisqu’il fait également apparaître que, si «le temps, c’est de l’argent», c’est parce qu’il faut du temps pour «produire de la plus-value» et finalement pour «spolier le surtravail». Bref, l’affirmation que «le temps, c’est de l’argent» a pour corrélat critique l’affirmation que «le temps, c’est du surtravail».
Mais quelle est la conception du temps qui permet de telles affirmations? Pour tenter d’élucider la question du temps, je vais emprunter, une fois encore le chemin détourné de l’étymologie. De quels mots les anciens Grecs disposaient-ils pour signifier le temps? Le mot «chronos» vient immédiatement à l’esprit, certes. Mais il en est d’autres, plus ou moins inconnus. Les dictionnaires m’en ont proposé quatre en tout. Les voici: chronos, kairos, schôlè et diatribè. Ces mots signifient tous le temps. Chacun en souligne toutefois une texture particulière.
Chronos, le plus connu, renvoie au temps mesuré, au temps mesurable, au temps de la science et de la technique, au temps des «chronomètres», des horloges, des calendriers, des rendez-vous, des synchronisations et aussi au temps des intérêts bancaires. C’est le temps qui a permis d’envoyer des humains sur la lune. C’est le temps des programmations artistiques et de la gestion par objectifs. Bref, c’est le temps calculable, fractionnable, comptable. C’est la succession sans liens de moment égaux.
Kairos dénote une autre texture du temps, plus qualitative que quantitative. L’expression désigne le temps favorable à une action particulière: le temps des semailles, le temps de la récolte; le temps de féconder, le temps de porter, le temps de délivrer; le temps de travailler, le temps de se restaurer, le temps de se reposer. C’est le temps opportun. Le temps de se taire et le temps de parler. Le temps de recevoir et le temps de donner. Bref, c’est le temps de l’initiative risquée que l’on a de bonnes raisons d’espérer heureuse.
Schôlè, dont la plupart des langues européennes ont tiré «école» (school, scuola, escuela, Schule…) signifie pour les anciens Grecs un temps de «loisirs». C’est le temps de ne rien faire, c’est le temps d’être. C’est le temps de méditer, de laisser monter en nous ce qui était resté caché, secret. C’est le temps de la vérité vécue. C’est le temps de la disponibilité, de l’accueil de l’inattendu, du surprenant. Le mot latin correspondant est otium. Au Moyen Âge, on parlait de l’otium monasticum pour désigner ce temps pendant lequel les moines s’abandonnaient à la méditation. Le contraire d’otium, c’est negotium qui désigne le négoce. Le négociant est quelqu’un qui n’a pas de loisirs. Aujourd’hui encore, en grec, un «homme d’affaire» se dit ascholos: quelqu’un qui est privé de loisirs, quelqu’un pour qui «le temps, c’est de l’argent».
Diatribè se compose de la racine –trib- qui renvoie à l’«usure» (au sens mécanique du terme) et du préfixe «dia-» qui connote une nuance d’intégralité. La diatribè, c’est, pour un tapis, l’usure «à la corde». Il faut du temps pour user un tapis, pas à pas. Il faut du temps pour que le torrent transforme la roche en galet, goutte à goutte. Il faut du temps pour que peu à peu le pommier s’incline sous le vent. Le mot «diatribe» a été conservé en français et désigne «une critique amère, violente et, le plus souvent, injurieuse». Autrement dit: une «guerre d’usure». C’est le temps de l’entropie qui sculpte notre univers. C’est le temps du vieillissement. C’est le temps du travail de la mort dans la vie et de la vie dans la mort.
Évidemment, ces quatre textures du temps sont très différentes les unes des autres. Elles entretiennent néanmoins des rapports très étroits. L’usure peut se mesurer en années ou en milliers d’années. Il est des temps favorables à la programmation et d’autres à la méditation. Méditer prend du temps. Mais ce que fait apparaître leur diversité, c’est que l’une d’entre elles seulement peut avoir un lien avec l’argent: le temps «chronique». Les autres textures du temps ne se prêtent pas au calcul bancaire. Certes, on pourra dire que «méditer coûte cher» pour signifier que la méditation est du temps perdu pour l’accumulation du capital; mais cela signifie en vérité que la méditation échappe à l’argent. Certes, on tente de nous persuader d’utiliser nos temps libres à consommer des «loisirs», c’est-à-dire des biens et des services dont le commerce rapporte de l’argent. Mais précisément, ces loisirs lorsqu’ils sont mis en marché excluent presque toujours toute possibilité de devenir soi. Le «marketing» n’est-il pas destiné à nous faire acheter la même chose que tout le monde en nous faisant croire que nous sommes uniques… Et si le kairos comporte un risque, ce n’est pas un risque calculable, assurable, dont nous pourrions être protégés par le versement d’une prime. Il n’y a pas d’assurance qui puisse nous mettre à l’abri d’une déclaration d’amour mal venue ni du résultat éventuellement catastrophique d’élections que nous avions pourtant cru déclencher «au bon moment».
C’est dire que le dogme libéral selon lequel «le temps, c’est de l’argent» opère dans la texture du temps une excision radicale qui détache le temps comptable des autres formes du temps qu’il déclare «nulles et non avenues», «inutiles», voire «nuisibles». Mais cette coupure, qui isole le temps chronique de ses congénères, en fait un temps «diabolique». La rupture des liens qui attachaient le temps chronique aux temps «kairique», «scolaire» et «diatribique», à l’occasion favorable, à la méditation et à l’usure, le transforme en instrument de violence diabolique. Désormais, le déroulement du temps chronique servira d’argument pour augmenter les cadences de production, réduire les temps «morts», déjouer l’usure des outils de travail, favoriser la rivalité des concurrents, etc.
Notre culture est malade du temps, elle souffre de «chronite». Cela signifie qu’elle accorde un privilège indu au «chronos» et, du même coup, ne discerne plus les moments favorables au devenir-soi (kairos), se prive des ressources vivifiantes de la méditation (schôlè) et se voile son propre rapport à la mort (diatribè). Voilà pourquoi et comment l’individu contemporain se trouve solidement entravé lorsqu’il tente d’agir en «sujet économique» véritable: l’accès au temps de la méditation, qui lui apporterait la lucidité nécessaire à une action libre et rationnelle, lui est systématiquement volé.