lundi 28 mai 2012

ÉTHIQUE PERSONNELLE, PROFESSIONNELLE ET ORGANISATIONNELLE


Avant de préciser notre cadre conceptuel de l'éthique organisationnelle, nous croyons important d'apporter la distinction que fait Louise Brabant entre éthique institutionnelle et éthique organisationnelle; nous nous occuperons que de l'éthique organisationnelle.

« L'éthique institutionnelle, renvoie au contenant et à la forme de régulation de l'activité de production vue et imposée de l'extérieur par une instance détentrice d'un pouvoir administratif. L'autre, l'éthique organisationnelle, renvoie au contenu et à la mise en forme de la régulation de l'activité de production vue et choisie de l'intérieur  par les groupes de personnes concernées désireuses d'assumer de manière responsable leur marge de manœuvre »[1]
« En somme, l'éthique institutionnelle se distingue de l'éthique organisationnelle sous trois aspects. Premièrement, l'éthique institutionnelle passe dans 1'affichage de valeurs alors que 1'organisationnelle passe dans la pratique de valeurs. Deuxièmement, leurs finalités sont différentes, L'éthique institutionnelle vise à garantir à la société sa moralité en matière de comportements conformes aux lois alors que l'éthique organisationnelle vise à prendre soin du collectif de travail. Troisièmement, l'éthique institutionnelle est de type hétérorégulatoire alors que l'organisationnelle est de type autorégulatoire »[2]

Il est facile de percevoir au fil du quotidien que nous sommes souvent confrontés à l'ère des intérêts, à la loi du plus fort, du plus riche, de celui qui a le plus de pouvoir, du manipulateur de l'image. Mais cela ne fonctionne plus; le mode hétérorégulatoire des normes, des codes de déontologie, de la peur des sanctions démontrent l'insuffisance du droit pour réguler le vivre ensemble.

Nous entendons souvent parler, péjorativement, de l'individualisme de nos sociétés, du moins occidentales. Cependant, il n'y a pas, là, que des effets pervers. Les générations montantes vivent des quêtes de sens, des attentions à l'environnement, des appétits d'autonomie, du désir d'être. Elles veulent vivre des relations, elles sont en recherche d'appartenance, elles ne se retrouvent plus dans les institutions religieuses et politiques.

Comme nous l'avons vue, l'éthique ne s'inscrit pas au niveau des intérêts mais plutôt au niveau des relations. Son discours, par le dialogue, crée une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées par les actions fondant, ainsi, un sentiment d'appartenance, une adhésion et une prise de responsabilité face à l'orientation du sens en lequel elles ont pris part.

« Au milieu des années 1990, la très vaste majorité des demandes que recevait le consultant se regroupaient, en effet, en deux catégories. La première visait, plus ou moins directement, à réglementer la conduite des employés par la mise en place de normes. La seconde tentait de modeler la culture des employés en tentant d'imposer des valeurs organisationnelles. Depuis 2005, les demandes d'accompagnement organisationnel visant à mettre en place une infrastructure et une culture permettant d'atténuer, en situation, les inévitables tensions entre les valeurs sociales, organisationnelles, professionnelles et personnelles se sont multipliées rapidement ».[3]

Voici, donc, une représentation des différentes dimensions de l'éthique. Nous nous arrêterons spécifiquement qu'aux trois premiers soient : les éthiques personnelle, professionnelle et organisationnelle.

Figure 6 : Dimensions de l'éthique[4]


Éthique personnelle

Dans les premières années de sa vie, la socialisation primaire est responsable, en grande partie, des actions que le sujet entreprendra. Il est soumis aux différentes règles du conditionnement social (culture) et ses actions sont prévisibles, sans changement et soumis aux sanctions si les réponses sont non conformes. Dans les générations passées, il n'y avait, pratiquement, qu'un modèle présent et il était facile de s'y maintenir. La socialisation secondaire ressemblait beaucoup à la socialisation primaire; pratiquement, rien ne venait interpeller, heurter ce modèle et bousculer l'ordre établi.

Depuis quelques décennies, les avancées des sciences de la nature, des sciences humaines, des communications ont fait en sorte que la légitimité de la socialisation primaire est remise en question laissant un espace vide en lequel le sujet s'est retrouvée avec deux possibilité : le 1er, celui du durcissement dans les acquis, apportant une rigidité de la morale et renforçant le mode hétérorégulatoire (multiplication des normes, des codes), tout cela supporté par les personnes ayant le pouvoir, sous toutes ses formes, et ne voulant pas le perdre; le 2e, une socialisation secondaire conduisant à une remise en question, à une quête de sens, à une recherche de motivation pour agir, provoquant une transformation personnelle, une recherche d'autonomie. Il n'est pas surprenant, alors, qu'il y ait pression pour une transformation du travail, des organisations, de la société. La tension de base : celle d'être reconnu comme personne, comme sujet et non comme objet. Il n'est donc pas surprenant que l'éthique appliquée, dans sa préoccupation des relations plutôt que des intérêts, devient si populaire.

« L'éthique est le seul mode de régulation des comportements qui provient d'abord du jugement personnel de l'individu [ ... ] il laisse une plus grande place à l'autonomie et à la responsabilité individuelles [ ... ] la volonté des individus à s'autoréguler les pousse [ ... ] à réfléchir sur leurs façons d'agir et sur la responsabilité qu'ils ont à l'égard de 1'autre. [...] L'éthique est donc liée à la délibération et à la prise de décision plutôt qu'à la seule exécution de règles, de normes et de directives ».[5]

De plus l'éthique, dans sa propension ontologique à désirer la vie bonne et à rechercher le Bien, invite, tout naturellement, la personne au respect de soi et de l'autre. C'est en cela que nous faisons le lien avec la matrice d'autonomie de Jean-François malherbe et l'éthique personnelle.

« En définitive, la loi institutrice de l'humanité, la loi morale, dite «  naturelle »  dans certaines écoles de pensée, la loi que je puis lire au plus profond de moi-même dans le dialogue avec autrui, et qui accompagne ce cheminement vers les tréfonds de soi, c'est précisément de reconnaître la présence, la différence et l'équivalence d'autrui, de respecter les interdits de l'homicide, de l'inceste et du mensonge, d'assumer ma solitude, ma finitude et mon incertitude, de cultiver les valeurs de solidarité, de dignité et de liberté.
Cette loi ne signe pas notre hétéronomie. Elle ne nous vient pas d'ailleurs. Elle exprime les conditions de possibilité de notre existence même en tant qu'humanité, comme individus singuliers aussi bien que comme collectivités, C'est l'expression de notre humanité même que nous lisons dans la trace de l'autre en nous. »[6]

Figure 7 : Tableau de la matrice d'autonomie [7]
Reconnaître
(Cause matérielle)


Respecter l'interdit de
(Cause formelle)
Assumer
(Cause efficiente)
Cultiver
(Cause finale)
La présence
L'homicide
Sa solitude
La solidarité
La différence
L'inceste
Sa finitude
La dignité
L'équivalence
Le mensonge
Son incertitude
La liberté

En conclusion, nous pourrions dire qu'en conformité à notre aspiration d'une harmonie entre les dimensions personnelle, professionnelle, organisationnelle et sociale, « dans le cadre de nos sociétés démocratiques, l’éthique passe par le développement d‘une autonomie responsable ».[8]

Afin de bien nous situer, nous nous arrêterons, d'abord, sur les caractéristiques qui définissent une profession.

« Elles sont bien résumées par Carbonneau qui se réfère entre autres à Lemosse  :

·       L'acte professionnel : une profession est caractérisée par un acte spécifique impliquant une activité intellectuelle; cet acte est de nature altruiste et est rendu sous forme de service.
·       La formation : le professionnel reçoit une longue formation universitaire, le plus souvent de nature scientifique.
·       Le contexte de pratique : le professionnel exerce sa profession de manière autonome et responsable.
·       L'insertion sociale : l'insertion du professionnel dans la société se fait par l'intermédiaire d'une association (ordre ou corporation) à l'identité forte. Cette association a droit de regard sur la formation et l'accréditation de ses membres, leur impose un code d'éthique et est garante de leur statut social. »[9]

Nous pouvons remarquer que, dans ces quatre points, seule la dernière phrase mentionne l'espace normatif qui se veut une protection pour la profession et ses bénéficiaires. Cependant et pratiquement, nos institutions et nos organisations, dans la culture du droit pour justifier l'ordre et le pouvoir en gestion, n'ont, en fait, que retenu que cette partie. Aidé en cela par la signification anglo-saxonne de "Code of ethics" pour la déontologie, il a été facile d'instrumentaliser l'acception française d'éthique se définissant mieux comme une éthicisation du droit conduisant davantage à une délibération, qu'à une gestion par les normes. D'où la distinction répandue, du moins au Québec, de la déontologie (code of ethics) comme mode de gestion hétérorégulatoire et l'éthique en tant que mode autorégulatoire.

Afin de redonner une finalité à la profession, il est essentiel de reconnaître toutes les caractéristiques qui la définissent et de redonner aux professionnels la satisfaction de pouvoir s'appuyer sur leurs motivations d'agir en agents responsables.

« La distinction entre le droit et l’éthique est importante dans notre contexte culturel, car une grande partie de notre tradition déontologique au Québec s’inscrit dans l’horizon du droit, depuis la première loi sur les corporations professionnelles, en 1973. Un code de déontologie d’une profession est une réglementation soumise à des sanctions (comité de discipline) et obligatoire en vertu de la loi sur les ordres professionnels (Code des professions). L‘éthique professionnelle comprise comme une décision professionnelle responsable prend ainsi un autre sens ».[10]

Un professionnel est d'abord une personne, un sujet qui, par choix, par affinité et par désir de rendre service, a décidé de s'engager dans une formation pour enfin s'investir dans une pratique responsable en accord avec les limites déterminées par son ordre.

« Par exemple, la démarche de Georges A. Legault se situe dans un contexte d'enseignement universitaire qui est aux prises avec cette question de la formation des professionnels. Sa démarche théorique en éthique professionnelle l'amena à orienter ses travaux dans le sens d'une pédagogie axée sur la délibération et le dialogue, non sur l’apprentissage des règles déontologiques et leur application. Son travail en éthique professionnelle l'a conduit à interroger la pertinence de la régulation des professionnels via les codes de déontologie. La thèse forte de l'auteur sera justement de proposer de passer d'une déontologie à une éthique des valeurs partagées, à la quête et au partage de sens pour les praticiens des diverses professions ».[11]

Peu importe la profession, lorsque celle-ci devient trop instrumentalisée, que le travail perd son sens et devient un emploi, lorsque la sensation vécue par le professionnel est celle d'être un objet parce qu'une machine ne peut le remplacer, il n'est pas surprenant de voir l'apparition d'une résilience à une revendication de sens et d'autonomie, sans quoi la profession perd sa saveur, sa raison d'être.

« Cependant, les résultats de cette recherche mettent surtout en lumière la continuelle recherche de sens que vivent les enseignantes et les enseignants dans l'exercice de leurs fonctions ».[12]
« L'autonomie du professionnel fait référence principalement à son pouvoir décisionnel, au « degré de liberté substantielle, d'indépendance et de discrétion que possède l'individu dans la planification de son travail et dans la détermination des procédures à utiliser pour le réaliser » [13]

Nous voyons, ici, se profiler la valeur essentielle de l'autonomie. Elle est un prérequis inhérent à la possibilité de se distinguer comme être humain tant comme personne que professionnel.

« L'autonomie est, d'une part, un élément essentiel de la satisfaction au travail, ce qu'est venue confirmer […] une vaste enquête du ministère de l'Éducation du Québec. Notons que dans cette enquête l'autonomie a été évaluée à partir des éléments suivants : sentiment […] de pouvoir exercer sa tâche comme il l'entend; liberté dans la conduite […]; possibilité d'être créateur, de concevoir et de réaliser des projets personnels; possibilité dans le cadre du travail d'être soi-même ».[14]

En conclusion nous définirons l'éthique professionnelle comme étant un discours que se donnent des professionnels, par la délibération, afin de discerner et décider les actions en créant une ouverture au partage de sens pour toutes les personnes impliquées en relation à leur profession. Cette définition implique, alors, la reconnaissance de leur autonomie comme fondation à la quête de sens en lien à la profession.

Éthique organisationnelle

Une organisation est un milieu de vie constitué d'un groupe de deux personnes et plus, pouvant vivre un sentiment d'appartenance, ayant des valeurs partagées procurant au groupe sa raison d'être. Elle est par conséquent un groupement ou une association rassemblée autour d'une finalité de service ou de production. A cette mission se greffera des personnes désireuses de travailler, professionnelles ou non.

Cependant, notre culture organisationnelle est fondée en termes d'intérêt, d'une façon rationnelle, et non en termes de relations; elle a, de nos jours, généralement une approche plutôt bureaucratique. Dans ce genre de démarche, la direction, devant la finalité de l'organisation, instituera des comités ayant la responsabilité de définir les différentes tâches à accomplir pour ensuite les faire exécuter par les employés. Afin d'assurer le "command & control", une série de mesures sera mise en place (fouets et bonbons), afin de créer une obligation de résultat.

« Il y a effectivement plein des choses qui sont devenues jetables. Je me suis même demandé si on n'est pas tombé dans un piège à s'être entouré de «  jetables »  pour avoir plus de temps et faciliter davantage notre existence. Je me demande si on s'est pas fait coincer dans une espèce de mimétisme avec le jetable, dans le sens où on s'est mis à considérer que même les employés étaient jetables... »[15]

Les employés et parfois les bénéficiaires deviennent des instruments nécessaires à l'atteinte des objectifs. Mais, comme nous l'avons déjà dit, la visée bureaucratique se focalise sur la réalisation des objectifs (les intérêts) et, à ce moment, sans tenir compte des conséquences pour toutes les personnes impliquées par ces décisions.

Comme nous venons de voir aux points de l'éthique personnelle et professionnelle, les personnes, pour être en mesure de donner leur pleine mesure et y trouver sens, ont besoin d'être reconnues comme des personnes, comme des professionnels avec une autonomie leur permettant d'être.

Dans le même temps, par les développements technologiques, la mondialisation et l'économie, le monde est en mutation. Ces réalités, particulièrement dans le monde du travail, engendrent l'instrumentalisation des personnes. Les gestionnaires des organisations, à tous les niveaux, sont ficelés par des budgets réduits à des objectifs de performances. La charge de travail des employés augmente, la rentabilité, l'efficience, la performance et le budget deviennent la finalité (les intérêts) et il y a de moins en moins de place à l'attention de la déférence humaine au cœur des relations de travail. En effet, dans ce qui suit, nous pourrions nous demander quelle est la raison d'être de la SAAQ, quelle est donc sa finalité?

« Le PDG de la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ), John Harbour, défend la gestion financière de son organisme. Le Journal de Québec révélait lundi des augmentations faramineuses des bonis versés aux cadres entre 2007 et 2008. En 2008, ces bonis sont allés de 15 000 à 45 000 $.
Sous la gouverne de John Harbour, qui est à la tête de la SAAQ depuis cinq ans, les dépenses ont été réduites de 380 millions et les entrées d'argent haussées de 300 millions. Pour la première fois depuis longtemps, l'organisme prévoit enregistrer pour 2009 un excédent de 70 millions de dollars.
D'ailleurs, John Harbour, qui va prendre sa retraite à la fin du mois, suggère à son successeur de conserver le mode de rémunération des cadres. À la SAAQ, les cadres supérieurs reçoivent 80 % de leur rémunération en salaire. Le reste est versé en bonis, si les objectifs sont atteints ».[16]

Les organisations, devant l'augmentation des difficultés de gestions du modèle "Command And Control" axé sur les normes et sanctions, ont cherché d'autres moyens. Les entreprises privées ont rapidement compris l'importance de ne pas limiter les démarches éthiques à la seule régulation des conduites. Ces études démontrent que les entreprises qui possèdent une culture cohérente, forte et explicite présentent une performance supérieure à celles qui ont une culture faible.[17]

C'est au contact d'intervenants en éthique appliquée que sont apparus les énoncés "mission, vision, valeurs" permettant une nouvelle culture d'entreprise en laquelle tous les intervenants de l'organisation pourraient s'y reconnaître. Mais il n'est pas facile de lâcher le pouvoir et le droit de gérance. C'est ainsi que ces nouveaux énoncés ont été instrumentalisés, offrant une façade se voulant éthique tout en favorisant le cynisme des employés.

« On a ainsi assisté à une vague de demandes, connues sous le nom de projets «  mission, vision, valeurs » , ayant pour but d'asseoir les actions des employés sur des motivations internes (leur culture) plutôt que sur des motivations externes (la crainte d'une éventuelle sanction imposée en vertu d'une norme organisationnelle ou professionnelle). Ces démarches ont le mérite de bien faire ressortir la limite des modèles exclusivement normatifs. Cependant, leur référence aux valeurs est trompeuse. Ces projets s'imaginent pouvoir façonner la culture d'une entreprise par la simple volonté d'un leadership fort faisant la promotion d'un ensemble de valeurs. Ils s'inscrivent beaucoup plus dans une logique des vertus que dans une logique des valeurs. Ils pensent réussir à forger le caractère des employés, comme on le ferait avec de jeunes enfants n'ayant pas encore élaboré leur propre axiologie. Tel n'est évidemment pas le cas; ce qui devait assurer la motivation interne de l’action devient rapidement une nouvelle entreprise de régulation. En effet, pour garantir une interprétation unique des valeurs, on commence par en donner une définition institutionnelle. Puis, peu à peu, on en arrive à une conception moralisatrice de l'éthique visant à convaincre les employés d'adopter les « bonnes valeurs ». Enfin, certaines organisations mettent en place des processus sanctionnant le non-respect des valeurs organisationnelles. Les précisions apportées aux définitions transforment graduellement les valeurs organisationnelles en nouvelles normes ».[18]

Dans des cas extrêmes, même les valeurs professionnelles des employés sont utilisées comme moyens de les manipuler. En voici deux exemples :

« Le ministre de la Santé Yves Bolduc déplore le fait que des infirmières aient dû travailler pendant 18 heures à l'Hôpital Maisonneuve-Rosemont, mais il affirme que le Code de déontologie veut, dans le domaine de la santé, que le personnel sur place ne puisse quitter s'il n'y a personne pour le remplacer au quart de travail suivant.
Sa réaction a fait rager la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé, Régine Laurent, qui affirme qu'il lui appartient de s'assurer que les infirmières travaillent dans des conditions décentes et normales ».[19]
Et
« Ce fait confirme aux infirmières le peu de reconnaissance et de considération de la direction des soins infirmiers pour l’importante charge de travail qui leur incombe. Les participantes vont jusqu'à éprouver un sentiment d'exploitation de leur souffrance : sachant qu'il leur est très inconfortable, voire même anxiogène, de quitter l'unité sans avoir consigné leurs notes, la direction se doute bien que celles-ci vont opter pour le fait de les rédiger sur leur temps personnel. Il y a là, en effet, manipulation et exploitation de la souffrance : «  C'est malhonnête de leur part parce que, dans le fond, ils savent bien que tu ne quitteras pas l'unité sans avoir rédigé tes notes. Ils savent que nous sommes des infirmières responsables, que nous avons une éthique professionnelle qui nous portera à faire ce que nous devons faire. Ils jouent sur notre code professionnel, sur notre sens des responsabilités et exploitent cela! ».[20]

La gestion, par le droit (peu importe les codes), peut sembler rapide, simple, efficace. Mais sa principale lacune se trouve dans la limite de sa nature binaire car, sa seule possibilité étant de juger, face à des intérêts, si le comportement est fautif ou non, sans se préoccuper des relations. C'est ce qui tue le climat organisationnel, désagrège la puissance de l'ensemble d'un "nous" à réaliser la mission de l'organisation en la fractionnant en petits départements s'éloignant, ainsi, d'une mission commune.
En fait, les énoncés "mission, vision, valeurs" ont pour objectifs d'orienter vers un horizon commun, un but commun, un sens partagé tout en permettant à l'organisation de se positionner dans sa dimension sociale. Le rôle des gestionnaires devraient, alors, être celui de coordonnateurs, de motivateurs, de rassembleurs de facilitateurs pour ceux qui font le travail dans l'organisation. Il ne faut pas oublier que « l'enjeu est le vivre ensemble dans une organisation orientée par une mission, une exigence de productivité et d'humanité ».[21] Ce n'est qu'à cette condition que l'organisation pourra profiter de sa pleine potentialité.

« Cela me fait penser à l'étude qu'Isabel Menzies a conduite dans les années 1950 dans un centre hospitalier. On avait demandé à des infirmières-chefs, dans des départements de chirurgie de centres hospitaliers, de faire un effort particulier pour apporter du soutien aux infirmières qui travaillaient avec elles. Cela prenait deux formes  : le support pour s'assurer qu'elles avaient tout ce dont elles avaient besoin pour faire leur travail, et la reconnaissance pour s'assurer qu'on portait suffisamment attention à la qualité de leur travail. Puis on a demandé aux infirmières-chefs, dans d'autres départements, de faire volontairement l'inverse. Le but de cette étude était de mieux comprendre l'impact de la présence ou de l'absence du soutien, du support et de la reconnaissance. Ce qui était intéressant, c'était que dans les départements où il y avait du soutien aux infirmières, les patients guérissaient plus vite et faisaient moins d'infections secondaires dues aux interventions chirurgicales que dans les départements où il n'y avait pas de soutien. Ils ont fait par la suite la même étude dans des écoles et ont demandé à des directeurs de faire un effort particulier de support, de soutien aux enseignants et enseignantes, puis à d'autres de faire l'inverse. Ils ont aussi découvert que les étudiants qui réussissaient mieux étaient dans les écoles où il y avait du soutien. Mais, comme nous l'avons déjà dit, souvent, on ne mesure pas cet impact-là ».[22]

Il appartient donc aux gestionnaires d'aujourd'hui de trouver suffisamment de sécurité pour quitter l'inconfort de leurs acquis pour s'ouvrir au neuf, non pas seuls, mais en équipe avec tous les partenaires de l'organisation.

« Aussi, le gestionnaire d'aujourd'hui tout comme celui de demain doit être convaincu que ce n'est qu'à travers une culture qui encourage le partage et l'ouverture, de même qu'une mission concertée, qu'il sera en mesure de mobiliser toutes les intelligences et toutes les énergies pour le bénéfice de son entreprise et qu'il obtiendra des employés une plus grande collaboration, une meilleure synergie et une plus grande efficacité ».[23]

Mettre de l’éthique dans une organisation exige de diminuer le nombre de règles, exige une capacité de décider, exige de l’autonomie. Bien sûr, si nous laissons de l’autonomie, il manquera de conformité, mais il y aura cohérence parce que nous serons face à une recherche d’un sens commun.

« Les méthodes de recherche-action, d'intervention psychosociologique et de praxéologie élargie appartiennent à la famille de la recherche appliquée en usage dans les sciences humaines et sociales, tout comme l'éthique appliquée d'ailleurs. Ces sciences ont en commun la tradition humaniste ainsi que leur finalité de service. Cette finalité porte bien haut la cause de la démocratie et implique un soutien au développement de l'autonomie du plus grand nombre ».[24]

Comme nous l'avons vu pour l'éthique personnelle et professionnelle, l'éthique organisationnelle exige de l’autonomie à tous les niveaux de l'organisation. Car l’aménagement du travail est bien le lieu où l’humain peut le plus s’instrumentaliser, devenir objet et, en quelque sorte se retrouver dans ce qu'on pourrait appeler de l'esclavage moderne.

« A quels résultats devons-nous nous attendre en éthique organisationnelle? Idéalement à la meilleure coordination des actions humaines dans l'organisation. Mais cela suppose, nous 1'avons dit, une approche holiste qui implique des changements à la fois dans les modes de gestion et de régulation de 1'organisation, dans la culture qui fonde les modes dominants et chez les sujets eux-mêmes (socialisation secondaire). Mais tant que les organisations n'arriveront pas à formuler un diagnostic sur les insuffisances profondes de leur mode de gestion, elles feront comme les êtres humains qui, refusant de s'aventurer dans un changement en profondeur, vont colmater les brèches tant et aussi longtemps qu'ils le pourront ».[25]

Pour conclure ce point, nous pourrions définir l'éthique organisationnelle comme la visée, par la délibération, que se donnent tous les membres d'une organisation, afin de définir les valeurs rassembleuses donnant sens pour toutes les personnes impliquées et reflétant la mission et visions de l'entreprise.

Nous retenons, en outre, que le rôle des gestionnaires, plutôt que de gouverner, deviendrait plus efficace s'il était orienté comme coordonnateur, motivateur, facilitateur, mobilisateur, rassembleur afin d'obtenir une plus grande complicité, une meilleure coopération et une plus grande efficience des employés. C'est en cela que nous voyons l'éthique organisationnelle comme une éthique transdisciplinaire où chacun, comme personne et comme professionnel, est reconnu comme maître d'œuvre, à son niveau, en vue de la réalisation de la finalité de l'organisation.

Nous venons de voir que la mondialisation, l'ère des communications, le choc des cultures sont responsables de la tension entre la socialisation primaire et secondaire chez la personne, l'appelant, ainsi, à une remise en question. Celle-ci ne se fera pas sans heurts et placera l'individu devant cette tension de base: celle d'être reconnu comme personne entière avec le besoin de vivre des relations, ses quêtes de sens, ses appétits d'autonomie, son besoin d'appartenance.

En fait, que ce soit pour les personnes, les professions et les organisations, les conditions de possibilité pour vivre des relations se concentre autour de l'autonomie : autonomie des personnes, des professionnels, des gestionnaires. Nous ne pouvons parler d'éthique sans cette autonomie reconnue comme prérequis à toute relation véritable.

Aussi, bien que nous ayons distingué trois niveaux de l'éthique (personnelle, professionnelle et organisationnelle) cette propension à désirer la vie bonne et la recherche du bien s'origine au cœur de la même personne vivant des affectations différentes dans les situations concrètes où elle est insérée. Par conséquent, toute personne est placée face à des conflits internes touchant ces trois niveaux de l'éthique qu'elle soit professionnelle ou non, cadre ou non. C'est la recherche de sens, satisfaisant ces trois niveaux de l'éthique, qui conduira à harmoniser les décisions générant, ainsi, la satisfaction du vivre ensemble et le bien-être individuel.


[1] Brabant, Louise, "L'intervention en éthique organisationnelle : une mise en contexte", dans Boisvert, Yves, collectif, "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique", Liber, Montréal, 2007, 222 pages, p 171.
[2] Idem p 173.
[3] Roy, Robert, "Demande et besoin éthique : de la formation à l'accompagnement organisationnel", dans Bégin, Luc, collectif, "L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009, 142 pages, p 106
[4] La base de ce graphique provient d'un cours, "médiation organisationnelle", donné par Georges A. Legault, le 26 février 2010 à Longueuil "Éthique organisationnelle et médiation organisationnelle", diapositive #3, voir annexe 2.
[5] Girard, Diane, "Pour réussir une intervention en éthique : stratégie et réalisme", dans Boisvert, Yves, collectif, "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique", Liber, Montréal, 2007, 222 pages, p 143-169, p 146.
[6] Malherbe, Jean-François, "Sujet de vie ou objet de soins?" Fides 2007, 471 pages, p 50-60.
[7] Ces quatre colonnes sont comme une œuvre d'art, répondant aux quatre causes premières chez Aristote.  Œuvre d'art qui détermine les conditions d'émergence d'un dialogue sans lesquelles celui-ci est dénaturé. Nous avons ajouté au tableau original le nom des quatre causes premières dans les colonnes correspondantes.
[8] Legault, Georges A, "Professionnalisme et délibération éthique", Pesse de l'Université du Québec, 2003, 290 pages, p 97
[9] Gohier, Christiane, "Éthique et déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p193
[10] Legault, Georges A, "Professionnalisme et délibération éthique", Pesse de l'Université du Québec, 2003, 290 pages, p 72
[11] Létourneau, Alain, L’intervention en éthique  : les principaux modèles proposés au Québec, 1970-2002. En ligne sur le site du CIRÉA, document de 259 p., certains textes en collaboration avec  L. Brabant,  A. Le Blanc : http://www.usherbrooke.ca/cirea/documentation/docu_pdf/notes_recherches_enap/inter%20eth%20ALet.pdf, p 158
[13] Gohier, Christiane, "Éthique et déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p193
[14] Gohier, Christiane, "Éthique et déontologie : l'acte éducatif et la formation des maîtres professionnellement interpellés, dans Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213, 190-205, p194
[15] Pauchant, Thierry C. et collaborateurs (dialogues retranscrits), "Guérir la santé", Fides, Québec 2002, 392 pages, p 120
[17] Voir à ce propos : Roy, Robert, "Demande et besoin éthique : de la formation à l'accompagnement organisationnel", dans Bégin, Luc, collectif, "L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009, 142 pages, p 105-122, p 110.
[18] Roy, Robert, "Demande et besoin éthique  : de la formation à l'accompagnement organisationnel", dans Bégin, Luc, collectif, "L'éthique au travail", Liber, Montréal, 2009, 142 pages, p 105-122, p 111
[19] Lévesque, Lia, "Quarts de 18 heures : le ministre et la FIQ" Archives La Presse, Publié le 24 février 2010 à 17h09 | Mis à jour le 24 février 2010 à 17h18,
[20] Alderson, Marie, «Les relations de travail d’infirmières œuvrant en soins de longue durée : source de souffrance et de fragilisation de leur santé mentale», revue L’infirmière clinicienne, vol. 6, no1, 2009, p6.
[21] Legault, Georges A, "L'éthique organisationnelle : intervention ou sensibilisation?", dans Boisvert Yves et al. "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique", Montréal, Liber, 2007, 222 pages, p 33-55, p 51
[22] Pauchant, Thierry C. et collaborateurs (dialogues retranscrits), "Guérir la santé", Fides, Québec 2002, 392 pages, p 156
[23] Desaulniers, M.-P., Jutras, F., Lebuis, P., Legault, G.A., "Les défis éthique en éducation", Presse de l'université du Québec, Sainte-Foy, 2003, 234 pages, p 213.
[24] Brabant, Louise, "L'intervention en éthique organisationnelle  : une mise en contexte", dans Boisvert, Yves, collectif, "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique", Liber, Montréal, 2007, 222 pages, p 177
[25] Legault, Georges A, "L'éthique organisationnelle : intervention ou sensibilisation?", dans Boisvert Yves et al. "L'intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique", Montréal, Liber, 2007, 222 pages, p 33-55, p 54


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